Est-ce qu’un gouvernement féministe peut tolérer l’emploi précaire ?
Le gouvernement libéral flirte avec le féminisme, mais il n’est pas prêt à s’investir dans une relation à long terme pour assurer l’indépendance économique féminine.
L’automne dernier, le ministre canadien des Finances, Bill Morneau s’est exprimé très clairement au sujet de l’emploi précaire : Selon Morneau, les contrats de travail de courte durée, les fameux stages non-rémunérés, et les emplois sans prestations sont des effets secondaires inévitables de l’économie moderne. En somme, la nouvelle génération de travailleurs doit simplement s’y habituer.
Cette qualification quelque peu fataliste de l’avenir de la jeunesse Canadienne s’érige en contraste marqué avec la « politique positive » du gouvernement Trudeau, qui au cours de la dernière élection, a érigé la notion du Real Change au cœur de sa campagne. Cependant, plus discrètement, la déclaration du Ministre démontre également le paradoxe de la politique sociale libérale: il faut lutter la marginalisation des femmes, mais seulement dans la mesure où celle-ci ne prend pas une forme économique.
La situation économique actuelle des femmes Canadiennes
Il est difficile de faire fi de la marginalisation économique féminine au Canada : Selon Statistiques Canada, les femmes sont plus susceptibles de travailler au salaire minimum que les hommes, représentant un peu plus de 60 %[1] des travailleurs au salaire minimum. Elles représentent également environ 70%[2] des travailleurs à temps partiel et une part croissante[3] des employés dotés de plus d’un emploi. N’oublions pas non plus que la disparité salariale demeure une réalité flagrante. En 2014, le Canada avait la septième plus large disparité salariale[4] de tous les pays de l’OCDE : en effet, les travailleuses féminines gagnent seulement 66.7%[5] du salaire des travailleurs masculins. Il est à noter que les femmes diplômées ne s’en tirent pas bien mieux, ne gagnant qu’environ 68%[6] du salaire de leurs homologues masculins. Mais ce n’est pas tout : les femmes sont également plus susceptibles d’être plongées dans un état de pauvreté que les hommes, et ce, particulièrement si elles sont des chefs de famille monoparentales : en 2011, les femmes chefs de familles monoparentales masculins ont obtenu la moitié du revenu[7] des pères seuls. Ces statistiques ont d’ailleurs contribué à la dégringolade du Canada de la première à la 25e place dans le classement de l’indice d’inégalité de genre des Nations Unies.
L’emploi précaire : un défi persistant
Cela dit, l’une des sources florissantes de l’inégalité du genre au Canada demeure l’emploi précaire. Selon l’Organisation internationale du travail, les caractéristiques communes du travail précaire sont l'absence ou l'insuffisance des droits et de la protection au travail. Le travail précaire est souvent informel mais peut également prendre la forme d’un emploi formel comme la sous-traitance, le travail à heures variables, les contrats temporaires, le travail intérimaire, le faux travail indépendant et le travail à temps partiel involontaire . L’emploi précaire a diverses répercussions sur la vie des travailleurs : il est typiquement peu rémunérateur, il réduit leur capacité de déterminer les modalité de leur travail à travers le processus de négociations collectives, il les expose à des dangers potentiels pour leur santé et leur sécurité, ne leur offre pas accès à des protections sociales telles l’assurance dentaire ou l’assurance médicaments et crée un lien de dépendance entre le travailleur et l’employeur.
Et la pertinence du travail précaire pour les droits des femmes ? Un rapport de la Bibliothèque du Parlement publié en janvier 2016 confirme que les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’occuper un emploi précaire, soit un poste non-syndicalisé ou sans prestations, comportant une faible rémunération. Les femmes racialisées, immigrantes, autochtones, ou handicapées le sont encore davantage. Cette surreprésentation des femmes dans les emplois précaires est l’une des causes principales de la pauvreté féminine et, par extension de la pauvreté infantile, mais elle constitue aussi un facteur déterminant de l’abus et de la violence contre les femmes : en effet, un étude récente a établi un lien important entre la pauvreté féminine et la violence contre les femmes, notamment dans la mesure où les femmes son contraintes d’entrer ou de demeurer dans des relations abusives afin d’éviter d’être plongées, avec leurs enfants dans un état de pauvreté sans issue.
Quelques solutions proposées à l’emploi précaire
Le défi du travail précaire n’est pas inévitable: Puisque la distribution inéquitable du travail domestique non-rémunéré demeure l’une des causes principales de la surreprésentation des femmes dans les emplois précaires, la solution à long terme à ce problème est l’adoption de mesures de promotion de la redistribution plus équitable du travail domestique : les gouvernements pourraient commencer en recueillant des données sur le travail domestique non rémunéré afin de le valoriser et de le prendre en compte dans la création des politiques macroéconomiques[8]. Ils pourraient également promulguer des lois ou adopter des mesures d’incitation encourageant un meilleur partage des responsabilités familiales entre hommes et femmes, telles des politiques de congé parental obligatoire pour les pères de famille[9].
Cela dit, dans la mesure où cette distribution inéquitable du travail domestique persiste, il est également nécessaire de prendre des mesures pour protéger les droits des femmes travaillant dans des emplois précaires en commençant avec une augmentation du salaire minimum[10], l’adoption de protections sociales publiques offertes à tous les travailleurs[11] telles l’assurance dentaire ou l’assurance médicaments universelle et l’élimination des différences entre les protections juridiques offertes aux travailleurs à temps partiel et celles offertes aux employeurs à temps plein. Par exemple, tel que le recommande la Commission du Droit de l’Ontario[12], les employeurs ne devraient pas avoir le droit d’offrir aux travailleurs à temps partiel un salaire moins élevé que celui des travailleurs à temps plein à moins que la différence puisse se justifier sur la base de l’expérience, des exigences de l’emploi ou du niveau d’expérience de la travailleuse. L’adoption de normes de travail uniformes qui ne dépendent pas du statut de l’employé est également nécessaire pour éviter que des employeurs puissent éviter de se conformer aux normes en matière de droit du travail en classifiant leurs employées comme étant des travailleuses autonomes, qui bénéficient actuellement de protections moindres sous les régimes provinciaux, dont notamment le régime Ontarien[13].
La révision des normes en matière de droit du travail pour faciliter la négociation des modalités du travail au niveau sectoriel plutôt qu’au niveau individuel permettrait également d’améliorer la protection des droits des travailleuses dans les domaines précaires en accroissant leur pouvoir de négociation.
Cependant, l’adoption de systèmes de mise en application des normes en matière de droit du travail et de vérification du respect des normes d’emploi est un complémentaire essentiel à la réforme des normes du travail. En effet, dans la mesure où les travailleuses bénéficient de normes de travail adéquates, elles ont souvent de la difficulté à exercer leurs droits précisément à cause de leur situation précaire qui les place dans une relation de pouvoir déséquilibrée avec leur employeur.
Le Canada pourrait également s’inspirer des mesures adoptées ailleurs au monde pour mieux protéger les travailleuses dans des domaines d’emploi précaire. Par exemple, en Australie environ 2 millions de travailleurs bénéficient du « casual loading », une augmentation du salaire horaire d’environ 15% à 20% octroyée aux employés occasionnels pour les compenser des incertitudes liées à leur emploi[14]. Le gouvernement américain pour sa part a étudié la possibilité d’adopter d’une assurance-salaires qui couvrirait les périodes où le salaire ou les heures de travail des travailleuses précaires sont réduites[15].
Une obligation en droit international ?
D’ailleurs plusieurs textes de droit international se sont concentrés sur l’enjeu du travail précaire, et du travail domestique non rémunéré recommandant l’adoption de mesures pour pallier à ce problème.
Par exemple, le programme de développement durable à l’horizon 2030 et le Programme d’action de Beijing imposent une obligation aux gouvernements d’ assurer la protection de tous les travailleurs, y compris les migrants, en particulier les femmes, et ceux qui ont un emploi précaire[16], et de « veiller à ce que les hommes et les femmes puissent choisir, librement et sur un pied d’égalité, de travailler à temps partiel ou à plein temps, et étudier un système de protection approprié pour les travailleurs atypiques, en ce qui concerne l’accès à l’emploi, les conditions de travail et la sécurité sociale »[17]. Le programme d’action de Beijing exige également que les gouvernements promulguent des lois ou adoptent des mesures d’incitation permettant aux hommes et aux femmes de prendre un congé parental et de bénéficier des prestations parentales; et qu’ils encouragent le partage des responsabilités familiales entre hommes et femmes, notamment en adoptant une législation et des mesures d’incitation appropriées et donner aux mères qui travaillent plus de facilités pour allaiter leur enfant[18]. Enfin, dans les conclusions de la 58e session de la Commission sur la condition de la femme, les gouvernements membres de la Commission se sont entendus pour « S’attaquer aux facteurs multiples et interdépendants qui contribuent au fait que la pauvreté a un impact disproportionné sur les femmes et les filles, tout au long de leur vie, ainsi qu’aux inégalités hommes-femmes en ce qui concerne […] l’intégration des femmes à l’économie structurée, le droit à un salaire égal pour un travail égal ou de valeur égale, et le partage à égalité du travail non rémunéré »[19].
Le bilan du gouvernement Trudeau
Cependant, le gouvernement Trudeau ne semble avoir pris aucune des mesures recommandées pour s’attaquer à l’emploi précaire et à la pauvreté féminine. Certes, il a crée des postes haut placés dans son gouvernement pour les femmes, offrant des points d’entrée à celles-ci pour influencer la politique publique canadienne. Il a également rétabli des fonds octroyés à des groupes d’intérêt public luttant pour les droits des femmes et des filles, il a crée des comités pour enquêter les cas des femmes autochtones assassinées et disparues, pour étudier l’iniquité salariale et pour intégrer l'analyse comparative entre les sexes à l’étude des politiques. Cela dit, il a également il a également annoncé qu’il n’augmentera pas le salaire minimum[20], sur lequel se fient principalement des travailleuses féminines. De plus, ses efforts de création d’emplois sont largement concentrés dans des milieux dominés par les hommes : le Centre canadien de politiques alternatives estime que les femmes ne représenteront que 36%[21] des bénéficiaires des nouveaux emplois crées par le gouvernement fédéral à partir de son budget de 2016. Enfin, si l’on se fie sur la déclaration du Ministre Morneau, le gouvernement Trudeau n’adoptera pas non plus de mesures concrètes pour lutter contre la montée de l’emploi précaire au Canada. En somme, un programme économique qui annonce peu de progrès pour les travailleuses féminines, et ce sans même aborder le maigre financement octroyé au ministère de la Condition féminine[22], particulièrement pour lutter la violence conjugale ou le sous-financement des programmes sur-réserve qui permettraient d’améliorer la santé et le statut socio-économique des femmes autochtones.
Il est facile de se dire que ces politiques sont de nature purement économiques, divorcées des politiques sociales manifestement féministes du gouvernement libéral. Mais il est essentiel comprendre que l’attitude du gouvernement libéral vis-à-vis l’emploi précaire est bien plus qu’une politique économique ratée. C’est une politique économique qui, non seulement pourrait constituer une violation de certains accord internationaux, mais également une politique finit par manquer à la promesse protéger l’indépendance, la sécurité, le bien-être, et, surtout l’égalité d’opportunité et de traitement des femmes. Et si le gouvernement libéral n’inclut pas l’égalité dans sa définition du « féminisme », il faut se demander à quoi il peut bien faire référence lorsqu’il utilise ce terme.
Jasmine van Schouwen est une étudiante en droit à l’Université d’Ottawa et une recherchiste spécialisée dans les questions de réglementation et d’accès à la justice.
[1] Statistique Canada, « Le salaire minimum », Statistiques Canada, le 11 mars 2015 <http://www.statcan.gc.ca/pub/75-001-x/topics-sujets/minimumwage-salaireminimum/minimumwage-salaireminimum-2009-fra.htm >,consulté le 20 avril 2018
[2] Ibid.
[3] Canadian Women’s Foundation, « The Facts about the Gender Wage Gap in Canada », Canadian Women’s Foundation, <https://www.canadianwomen.org/the-facts/the-wage-gap/>, consulté le 20 avril 2018
[4]Organisation de coopération et de développement économiques, «Gender Wage Gap», OCDE <http://www.oecd.org/gender/data/genderwagegap.htm>, consulté le 20 avril 2018
[5] Statistique Canada « Gains moyens des femmes et des hommes, et ratio des gains des femmes par rapport à ceux des hommes, selon le régime du travail, dollars constants de 2011, », Statistiques Canada, le 26 juin 2013 < http://www5.statcan.gc.ca/cansim/a26?lang=eng&id=2020102>, consulté le 20 avril 2018
[6] Canadian Women’s Foundation, « The Facts about the Gender Wage Gap in Canada », Canadian Women’s Foundation, <https://www.canadianwomen.org/the-facts/the-wage-gap/>, consulté le 20 avril 2018
[7] Statistique Canada, « La composition du revenu au Canada », Statistique Canada, le 15 septembre 2016 <http://www12.statcan.gc.ca/nhs-enm/2011/as-sa/99-014-x/99-014-x2011001-eng.cfm#a6>, />, consulté le 20 avril 2018.
[8] Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, Rés AG du 25 septembre 2015 A/70/L.1, 70e sess, A/RES/70/1, Objectif 5 à la p 15
[9] Doc off Conférence mondiale sur les femmes, 4e conf, (A/CONF.177/20) (1995) au para 179
[10] ONU Femmes, Chidi King, « Organising for Women’s Economic Empowerment: Women at the coal-face of the changing world of work », UN Women Expert Group Meeting EGM/CWW/EP.3, disponible en ligne : <http://www2.unwomen.org/-/media/headquarters/attachments/sections/csw/61/egm/chidi king - csw61 egm expert paper.pdf?v=1&d=20161110T201220>
[11] ONU Femmes, Sylvia Walby, « Cascading Crises and the World of Work: Implications for Women’s Economic Empowerment and Decent Work », Doc Off EGM, 2016 EGM/CWW/BP.2,
en ligne : <http://www.unwomen.org/en/csw/csw61-2017/preparations/expert-group-meeting>
[12] Commission de Droit de l’Ontario, « Vulnerable Workers and Precarious Work » Toronto, CDO 2012 à la p 20, en ligne : < http://www.lco-cdo.org/vulnerable-workers-final-report.pdf >
[13] Wayne Lewchuk et al, « It’s more than poverty »Toronto Poverty and Employment Precarity in Southern Ontario (PEPSO), 2013 à la p 98 en ligne <https://pepsouwt.files.wordpress.com/2013/02/its-more-than-poverty-feb-2013.pdf>.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, Rés AG du 25 septembre 2015 A/70/L.1, 70e sess, A/RES/70/1, Objectif 5 à la p 15
[17] Doc off Conférence mondiale sur les femmes, 4e conf, (A/CONF.177/20) (1995) para 179
[18] Ibid.
[19] Doc off Commission de la condition de la femme, 58e sess , E/2014/27 (2014) à la p 17 point ii
[20] The Canadian Press «Trudeau says Liberals not looking at raising federal minimum wage », CBC News, le 7 octobre 2016, <http://www.cbc.ca/news/politics/federal-minimum-wage-trudeau-1.3796315>, Consulté le 20 avril 2018.
[21] Kate McInturff, « Budget 2016: Not enough Real Change™ for Women », Behind the Numbers, le 22 mars 2016, <http://behindthenumbers.ca/2016/03/22/budget-2016-not-enough-real-change-for-women/>, Consulté le 20 avril 2018.
[22] Ibid.